Pour un retour des Lumières
Metropolis #4: Quel récit stratégique pour l'UrbanTech européenne ?
Bonjour à toutes et tous !
Après plusieurs semaines de pause suite à une forte activité de Urban AI, je suis très heureux de pouvoir reprendre la plume pour ce quatrième épisode de Metropolis !
Depuis le dernier épisode de Metropolis, l'actualité de Urban AI a en effet été particulièrement dense. Nous avons publié notre recherche sur la Géopolitique des Smart Cities et co-organisé avec Leonard l’événement de lancement de ce rapport, notamment en présence de Stéphane Grumbach (Directeur de Recherche à l'INRIA), François Mattens (Directeur des Affaires Publiques et Partenariats Stratégiques chez XXII) et Clémence Codron (Senior Legal Expert chez EcoVadis). L’enregistrement de cet événement est disponible juste ici 👇
Nous avons également finalisé notre série de webinars Mapping Urban AI co-produite avec le CIDOB et l’Observatoire Mondial des IA urbaines. Au cours de cette série destinée à cartographier les usages de l’IA urbaine dans le monde nous avons reçu les villes de Barcelone, New York, Buenos Aires, Helsinki ainsi que UN-Habitat. Nous sommes en train de publier les synthèses de ces épisodes sur notre Blog tandis que la majorité des enregistrements sont déjà disponibles sur notre chaine Youtube 👇
Enfin, nous avons co-organisé avec FP21 et la Chaire Villes et Numérique de l’Ecole Urbain de SciencesPo un événement pour mieux comprendre comment les décideurs et Managers des administrations territoriales peuvent mieux appréhender et utiliser les IA génératives et continuons d’explorer la captation des données urbaines avec PCA-STREAM ainsi que le Sorbonne Center for Artificial Intelligence (SCAI) dans le cadre de notre série Eyes on the Street !
Si vous n’avez pas pu assister à ces événements, pas d’inquiétude, des livrables de synthèse sont en préparation pour chacun de ces projets et seront gratuitement accessibles dans les prochains mois 😉
Et sans plus tarder je vous propose d’explorer la thématique principale de ce numéro.
Bonne lecture !
Quel récit stratégique pour l’UrbanTech européenne ?
En géopolitique, un récit stratégique se définit comme un outil de communication par le biais duquel les États et des organisations peuvent articuler leurs intérêts, leurs valeurs et leurs aspirations sur l’échiquier international. Plus précisément, il s’agit de narratives déployées par des acteurs internationaux pour orienter les actions et les comportements d’autres acteurs. A cet égard, ce concept a souvent été assimilé à une forme de soft power. Plusieurs analystes internationaux sont même allés jusqu’à désigner ces outils communicationnels comme des instruments de hard power afin de souligner la puissance quasi coercitive des récits stratégiques. Et pour cause, dans une société de plus en plus médiatisée et informationnelle, l’articulation des signes et du sens influencent autant la représentation du monde que sa réalité propre. Les récits stratégiques racontent autant notre monde qu’ils le façonnent en orientant les (infra)structures scripturales sur lesquelles il s’édifie et se maintient.
Dans une société de plus en plus médiatisée et informationnelle, l’articulation des signes et du sens influencent autant la représentation du monde que sa réalité propre
Dans ce contexte, nous avons montré dans notre rapport sur la Géopolitique des technologies urbaines que la Smart City et la Safe City sont en réalité des récits stratégiques élaborés respectivement par des acteurs américains et la Chine afin d’exporter des technologies urbaines et d’orienter leur développement.
Le récit de la Smart City, impulsé par des intégrateurs technologiques à partir de 2008, renforcés par des institutions (académiques, gouvernementales, etc.) puis relayé par des médias américains s’est principalement construit autour d’une narrative servicielle et technosolutionniste. Dans ce paradigme, la technologie a vocation à améliorer la qualité de vie des citadins et optimiser les villes tout en réduisant les coûts de fonctionnement des acteurs urbains.
Le récit de la Safe City a, quant à lui, été imaginé et développé par le Parti Communiste Chinois (PCU) et est relayé dans le monde au travers de plusieurs entreprises chinoises en premier lieu desquelles Huawei. Dans cette narrative sécuritaire et technocentrée, les technologies urbaines sont pensées comme garantes de l’ordre politique et de l’harmonie sociale. Ce récit s’est véritablement exprimé en 2018, avant de monter en puissance lors de la crise COVID, et a depuis continué à prendre de l’ampleur et se propager massivement dans le monde.
C’est au travers des récits stratégiques de la Smart City et de la Safe City que les acteurs américains et la Chine exportent leurs technologies urbaines dans le monde. Réciproquement, les villes qui importent ces technologies urbaines édifient sur leurs territoires ces récits stratégiques. Plus précisément, les technologies associées à ces narratives reconfigurent l’urbanité des villes ainsi que les comportements des citadins d’après des idéaux, des moeurs et des usages américains ou chinois. En ce sens, avant même d’être “Smart” ou “Safe”, les Smart Cities et les Safe Cities demeurent des villes de culture et d’urbanité respectivement américaines et chinoises.
Derrière cette géopolitique des technologies urbaines, il est donc autant question de parts de marchés et de développement technologique que de gouvernance territoriale et de valeurs culturelles. En créant des Smart Cities ou des Safes Cities nous ne nous contentons pas d’importer des technologies américaines ou chinoises, mais aussi l’intention et les conditions d’après lesquelles ces civilisations habitent le monde.
En créant des Smart Cities ou des Safes Cities nous ne nous contentons pas d’importer des technologies américaines ou chinoises, mais aussi l’intention et les conditions d’après lesquelles ces civilisations habitent le monde
On comprend désormais mieux la nécessité pour l’Europe d’imaginer et de développer son propre récit autour de la ville et des technologies urbaines. Il en va certes de son autonomie stratégique mais aussi de son indépendance culturelle. Dans ce contexte, nous avons identifié les balbutiements d’un récit stratégique européen qui s’articule autour de trois composantes : la privacy, l’écologie et la participation citoyenne.
Comme expliqué dans notre rapport, ces composantes cristallisent déjà plusieurs investissements de l’Union Européenne et contribuent à démarquer ses membres sur la scène technologique internationale. Je voudrais simplement insister ici sur la nécessité d’articuler ces composantes autour d’un projet qui, par le passé déjà, a réuni l’Europe autour d’une destinée commune et d’un idéal partagé.
Dans son manifeste éponyme de 1784, Kant définit les Lumières comme la “sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui même responsable”. L’état de tutelle désignant “l’incapacité de se servir de son entendement”. Ce à quoi le philosophie allemand ajoute : “On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre”.
Ce que défend Kant dans ce manifeste, et qui parcourra l’Europe du XIXe siècle comme une trainée de feu, c’est l’autonomie et la libre pensée. Politiquement, c’est la capacité pour une communauté de destins de s’autogouverner. Philosophiquement, c’est la possibilité d’agir et de raisonner d’après les lumières de son propre entendement. Une technologie respectueuse de ces principes contribuerait à préserver notre autonomie et à enrichir nos capacités cognitives. Elle servirait de support à l’expression d’une pensée libre et favoriserait l’usage publique de la raison.
Or que font les technologies de notre temps ? Elles dégradent nos capacités attentionnelles au lieu de les restaurer, fragmentent le débat public au lieu de l’éclairer et conditionnent nos comportements au lieu d’enrichir nos intentionnalités. Loin de nous sortir de l’état de tutelle, ces technologies nous ramènent à une servitude volontaire. Dans ce contexte, le projet des Lumières nous rappelle la nécessiter d’aller à rebours de ce développement technologique en inventant un écosystème technique qui s’articule autour de notre autonomie et dans lequel peut s’épanouir nos libertés.
Loin de nous sortir de l’état de tutelle, ces technologies nous ramènent à une servitude volontaire
En termes contemporains, on pourrait parler d’agentivité (agency) pour désigner cette capacité attentionnelle, réflexive et d’action pour appréhender et transformer le monde de façon autonome. Plusieurs scientifiques ont déjà souligné la nécessité de développer des technologies qui préservent, voire enrichissent, notre agency. C’est par exemple le cas du chercheur danois Anders Albrechtslund qui analyse de nouvelles formes de (sur)veillances algorithmiques dans le cadre desquelles les usagers influent sur les modalités de captation de données (urbaines, comportementales, sanitaires, etc.). Aux Pays-Bas, la Ville d’Amsterdam réalise une expérimentation dans le cadre de laquelle les citadins peuvent désactiver certaines caméras de surveillance pour une durée limitée. En Belgique, le projet Telraam équipe les citoyens de capteurs de mobilité pour les aider à mieux connaitre leur territoire et éclairer l’action publique. Dans chacun de ces projets européens, l’agentivité est mise au centre de la veillance algorithmique. Il n’y est pas seulement question de privacy ou de participation mais également d’intentionalité et de gouvernance partagées.
Sur le plan écologique, le CityLab de Berlin a développé QTrees, une plateforme qui agrège plusieurs données environnementales pour mesurer et anticiper le stress hydrique des arbres de la capitale allemande. La particularité de QTrees est de ne pas seulement partager ces informations avec la Municipalité de Berlin mais également avec les habitants de la ville au travers d’un canal Slack et bientôt d’une application. Forts de ces renseignements, les Berlinois peuvent ainsi prendre soin de leur environnement en arrosant les arbres qui en ont le plus besoin. Dans un petit village nommé Geysteren, aux Pays-Bas, des données similaires sont affichées en temps réel dans un café qui met également des arosoires à dispositions de ses clients. Cet usage technologique, localisé et capacitant, donne aux citoyens les moyens de mieux comprendre et agir sur leur environnement urbain.
A Berlin comme à Geysteren la technologie devient donc un lien entre l’écologie et l’agentivité. Ce point est important car il révèle un autre projet des Lumières, étroitement lié à celui de Kant : “rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre” (Encyclopédie, Article « Encyclopédie », 1751). Edifier et maintenir une encyclopédie des savoirs pas tant comme connaissance froide et abstraite que comme “capacité à la fois individuelle et collective” (Amartya Sen). Or ces savoirs ne sont pas seulement capacitants, mais aussi négantropiques. Ils participent à une meilleur connaissance de notre milieu par laquelle il devient possible de s’inscrire dans la durée. C’est en ce sens que les Lumières sont également au service d’une présence au monde durable car éclairée.
Les Lumières sont également au service d’une présence au monde durable car éclairée
Ces exemples européens esquissent les contours d’un paradigme dans lequel la privacy, la participation citoyenne et l’écologie s’articulent autour d’une autonomie politique grandissante et de la libre pensée. Ils nous enseignent également dans quelle mesure le développement des technologies urbaines peut être repensé à l’aune de l’agentivité. Ils nous révèlent enfin qu’en cultivant nos capacités attentionnelles, réflexives et d’action, cette agentivité technologique ouvre la voie à un troisième récit. Un récit qui s’incarne déjà au travers de femmes et d’hommes en Europe et qui ne demandent qu’à se raconter. Un récit qui, par le passé, a éclairé les consciences et dont les premiers mots sont prêts à résonner : Sapere aude !
News 🔥
🏙️ Nous organisons le 17 mai un webinar gratuit pour mieux comprendre l’impact des IA génératives sur le design urbain (architecture et urbanisme). Pour en discuter nous aurons le plaisir de recevoir trois experts de la communauté Urban AI : Karla Saldana Ochoa (Leading Researcher at SHARE Lab and Assistant Professor in the School of Architecture at the University of Flordia), Laura Narvaez Zertuche (Associate Partner at Foster + Partner and Visiting Lecturer at ETH Zürich) et Tabea Sonnenschein (PhD Candidate in Urban Simulation of Public Health at Utrecht University). Pour vous inscrire c’est just ici.
🤖Egalement le 17 mai à 18h, j’aurai le plaisir d’intervenir auprès du Open Data Policy Lab (une collaboration entre Microsoft et la NYU) pour discuter de l’impact des IA génératives sur l’ouverture des données. Plus précisément, l’enjeu de cet événement sera de mieux comprendre comment les IA génératives peuvent contribuer à rendre l’open data plus démocratique, par exemple en faisant de ces portails des interfaces de connaissance territoriale plus interactifs et accessibles. Pour vous inscrire c’est ici.
👀 Enfin, le 1er juin aura lieu chez PCA-STREAM le dernier événement de notre série Eyes on the Street. Pour cet épisode, “Peut-on échapper à la surveillance urbaine ?”, nous recevrons l’ONG canadienne Helpful Places (qui expérimente en ce moment avec plusieurs villes, dont Angers, des signalétiques destinées à apporter plus de transparence autour de la captation de données urbaine), le designer Geoffrey Dorne (notamment auteur de Hacker Protester et Hacker Citizen) et la marque italienne Capable (à l’origine de vêtements capables de brouiller des systèmes de reconnaissance faciale). Un événement de clôture qui s’annonce donc passionnant !
Très bonne semaine !
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